Orphelinat Saint Peter, Denville, New Jersey, 25 décembre.

« Père Canterbury, je vous amène un autre petit misérable. » La dame pas gentille, comme l’appelaient les enfants, était cette fois-là accompagnée d’un petit garçon qui devait avoir trois ans, tout au plus. « Aucun papier, des gens l’ont trouvé au bord d’une route et il ne semble pas comprendre notre langue. Hein, dis, tu ne causes pas, sale petit monstre ?! » Elle l’attrapa par le poignet et le secoua un peu, ce qui n’eut d’autre effet que de le faire fondre en larmes. « Laissez-le tranquille, il doit être sous le choc et il n’a peut-être même pas appris à parler. Je vais m’en occuper et tenez-moi au courant si vous avez du nouveau. » Lorsqu’elle fut partie, le pasteur se mit à la hauteur de l’enfant et lui sourit, pour tenter de le calmer. S’il continuait à pleurer ainsi, il allait réveiller tout l’orphelinat. Mais visiblement, c’était déjà trop tard : derrière lui se tenait Anton, l’aîné. « On a un nouveau bébé ? Il s’appelle comment ? » « Je ne sais pas, Anton, retourne te coucher. On verra ça demain. » « Je peux vous aider ? J’ai pas sommeil. » Il s’approcha et prit le bambin dans ses bras qui cessa instantanément de pleurnicher quand Anton se mit à chanter Merry Christmas. « C’est pas compliqué, les gamins, une petite chanson et ils sont contents. » Sur ces mots, l’enfant plaça sa main sur sa bouche, comme s’il voulait que l’adolescent se taise, enclenchant le rire du pasteur. « Je vois ça. Bon, allons nous coucher. » « Vous croyez qu’ils retrouveront ses parents ? Comme un miracle de Noël ? » « Dieu seul le sait, mon fils. »

Quelques jours plus tard…

« Anton, le gosse chiale encore ! » « Chante-lui Merry Christmas, Beth. » « C’est plus d’époque ! » « On s’en fout, ça le calme. » « Faudrait quand même qu’on lui trouve un prénom. » Anton leva les yeux au ciel, il savait qu’il ne fallait pas, sinon toutes les filles allaient s’y attacher et ce serait le drame lorsque ses parents viendraient le rechercher. « Arrête, personne ne le reprendra, ils l’ont abandonné au bord d’une route dans la neige le jour de Noël ! Et si tu crois qu’on va l’adopter, tu sais très bien que non, les Chinois ont plus la cote que nous. » Ah, Beth, grande sensible mais on-ne-peut-plus réaliste. Anton changea donc le bébé qui lui était attitré et se rendit dans le bureau du pasteur. « On aimerait baptiser le nouveau. Il va finir par croire qu’il s’appelle le gosse si ça continue comme ça. » Le père Canterbury sourit, bienveillant. « Dis à tout le monde qu’on fait une réunion dans la salle commune dans dix minutes. » Bientôt, au milieu de la trentaine d’orphelins, trônait le petit garçon anonyme, observant les autres de ses grands yeux ambrés, au bord des larmes d’être ainsi le centre d’attention. L’ayant remarqué, Anton le prit sur ses genoux et lui caressa les cheveux. « Bon, et bien, nous l’avons reçu le jour de Noël, je propose donc… » « On ne l’appellera pas Jésus, père Canterbury. » Le pasteur entrouvrit les lèvres, comme pour ajouter quelque chose. « Ni Moïse. » Et il ferma définitivement la bouche. « Et si on le nommait en fonction de sa chanson ? » « On va pas l’appeler Christmas ou New-Year ! » La petite Mona, six ans, leva timidement la main, mais les grands se chamaillaient trop et ne semblaient pas la voir. « Hey ! Les gars ! Laissez Mona parler ! Vas-y ma belle. » « Ben, on pourrait l’appeler Merry. » fit-elle d’une toute petite voix. « Comme dans le Seigneur des Anneaux ? » demanda le plus intello d’entre eux. Mais aucun n’avait lu les bouquins de Tolkien, en ce temps-là. Anton murmura plusieurs fois le prénom à l’oreille de l’enfant, qui finit par tirer les cheveux de son aîné en riant. « Il adore. » nota-t-il platoniquement. « Bien, je remplirais les papiers officiels avec ce prénom, mais je me réserve le droit de lui en donner un autre plus convenable, et on verra lequel il choisira quand il aura grandi. » Et, malgré les protestations des jeunes, le père Canterbury fit comme il l’avait décidé, écrivant Joshua avant Merry.

Sept ans plus tard…

« Vous vous en allez ? » « Joshua, je n’ai pas le choix, j’ai été muté à New York. Ce n’est pas moi qui décide. » « Mais je suis tout seul, ici. » Merry était le dernier de la bande à l’orphelinat : les plus grands étaient partis obtenir une bourse d’études pour l’université ou travailler, d’autres avaient été placés en famille d’accueil ou adoptés, et ils ne restaient que des enfants avec qui il n’avait jamais eu d’affinités. « Emmenez-moi avec vous, s’il vous plait ! » Comme d’habitude, il était au bord des larmes et le pasteur eut du mal à résister à son petit protégé. C’est pourquoi il céda. « Je vais engager des procédures pour être ta famille d’accueil. » A compter de ce jour, Merry devint le fils le plus parfait qu’on puisse rêver d’avoir, du moins pour un pasteur. Au bout d’un an et demi, il put dire que le père Canterbury était son père pour de vrai et ce fut la plus belle journée de sa vie, il n’arrêtait pas de le répéter à tout va, en sautillant entre les bancs de l’église. De plus, Merry était un des recruteurs de paroissiens les plus redoutables de New York. Un regard de chien battu et on lui promettait de venir à la prochaine messe. Il aidait son père pendant l’office, travaillait à la soupe populaire trois soirs par semaine, participait à toutes les actions de charité avec un enthousiasme bien à lui. Et il devait aussi aller à l’école et faire ses devoirs à côté, évidemment. « Joshua, viens ici. Voilà, j’ai une question à te poser : aimerais-tu devenir pasteur ? » « Je sais pas. J’aimerais aider les gens, mais encore plus que peut le faire un pasteur. Peut-être médecin ? Ou enseignant ! Ou alors président ! En tout cas, quand je serais grand, je ferais des voyages humanitaires. »

Un jour, à l’église…

« Bonjour mon père. Nous ne parvenons pas à raisonner notre fille. » « Et pourquoi faut-il la raisonner ? » « Elle est enceinte, vous devez faire quelque chose. » « Je vois. Joshua ? » Le jeune homme âgé de dix-huit ans accourut du fond de l’église où il était en train de laver le sol pour la énième fois. « Tu peux aller discuter avec cette jeune fille dehors quelques minutes ? » « Oui, bien sûr. » Il adressa un immense sourire à la demoiselle qui ne semblait pas aussi heureuse que lui. L’entrainant à l’extérieur, il la fit asseoir sur un muret devant le bâtiment. « Tu t’appelles comment ? » « Percy. » « Moi c’est Merry. Merry et Percy ça va bien ensemble, tu trouves pas ? Je suis sûr que Dieu a voulu qu’on se rencontre aujourd’hui. » « Tu ne serais pas un peu débile, toi ? Puis le pasteur t’a appelé Joshua. » « Il m’appelle comme ça parce que c’est plus chrétien. Et je suis pas bête, je fais des études pour être infirmier. » Elle le fixa un instant, en se demandant d’où pouvait sortir un type pareil. A tous les coups, il était encore puceau. Elle ne pensait pas viser aussi juste. « Pourquoi tes parents voulaient parler à mon père ? » Ah, d’accord, le fils du pasteur, tout était plus clair, tout à coup. « Parce que j’attends un bébé. Et non je ne suis pas mariée. » lâcha-t-elle, anticipant sur la réaction du garçon. « Oh. J’adore les enfants. C’est mignon, bruyant et sale, comme un chiot en fait. » Ils se retournèrent tous les deux vers la porte quand celle-ci s’ouvrit, de manière très synchronisée. Les parents de Percy paraissaient perplexes, mais ils quittèrent l’endroit avec leur fille sans dire un traitre mot. « Joshua, il ne faudra plus t’approcher de cette jeune femme, tu m’entends ? » Cependant, Merry avait beau être le fils prodige, il restait un grand enfant. Et comme tous les enfants, dès qu’on lui interdisait quelque chose, il devait le faire. C’est ainsi qu’il fut le premier à aider Percy avec le petit Eliott, ce qui jeta les bases d’une belle amitié, néanmoins vue d’un mauvais œil par le père Canterbury.

Sept mois plus tôt…

« Allez, s’il vous plait, juste une dans le coin sombre, là. Personne la verra à part le plus désespéré. » « Désolé mon cœur, ici on aime pas les cathos, ils sont bons qu’à nous dénigrer. » « Je suis protestant. » « C’est du pareil au même pour moi. » Bon, d’accord, vous vous demandez probablement ce que Merry trafiquait dans un bar gay après vingt-deux heures. A vrai dire, il avait commencé à aller dans toutes sortes de bars depuis qu’il avait eu ses vingt-et-un ans, l’âge légal pour entrer dans un débit de boisson, en somme. Mais non, il ne se saoulait pas, il venait simplement coller ses affiches paroissiales un peu partout, parce que de un, les bars étaient des lieux publics très fréquentés, de deux les alcooliques étaient des gens qui devaient croire en Dieu afin d’atteindre la rédemption. C’était son père qui lui avait appris cela. Il lui avait aussi dit que les homosexuels étaient des personnes malheureuses qui méritaient toute la compassion du monde, sans lui expliquer vraiment pourquoi. En entrant dans ce bar, Merry n’avait pas du tout eu l’impression que ces hommes étaient tristes, c’était même plutôt le contraire, ils avaient l’air de s’amuser comme des fous. « Si tu danses avec moi, j’enlève mon T-shirt et je colle ton affiche sur mon torse. » Merry se retrouva nez à nez avec un très joli garçon et l’observa un moment, n’ayant pas compris ce qu’il lui avait proposé. Mais après qu’il eut passé trois fois sa main devant l’inconnu sans que celui-ci ne réagisse, il abandonna en pensant qu’il se moquait de lui et partit.

Trois mois plus tard…

Personne n’aurait imaginé que ces deux-là sortiraient ensemble. C’est pourtant ce qui se produisit. « Allez, Merry. Tu fermes les yeux et tu as une surprise, c’est le principe du jeu. Tu dois le faire. » « J’ai pas envie ! Tu fais toujours des trucs bizarres quand je ferme les yeux. La dernière fois t’as enlevé ton T-shirt. » « Bah quoi ? T’aimes pas mon corps ? Alleeez, je te promets que ce sera rien de ce genre. Fais-moi confiance un peu ! » « Non, je veux pas je te dis ! » « Bon, si c’est comme ça, tant pis pour la surprise. » Sur cette parole pleine de bon sens, Roman plaqua Merry contre un mur de son appartement et l’embrassa. Comme Merry ne répondait pas au baiser, il s’écarta un instant, plongeant son regard dans le sien. « Ok. Merry Canterbury, je suis amoureux de toi ! C’est pas la fin du monde ! » Le visage de l’infirmier demeura impassible quelques secondes avant que Roman ne se décide à s’emparer à nouveau de ses lèvres et que Merry ne se laisse prendre au jeu. Plus tard dans la soirée, alors qu’ils étaient blottis l’un contre l’autre dans le canapé devant un bon film, Roman ne put s’empêcher de penser à un détail ennuyeux. « Merry, tu ne diras rien à ton père, pas vrai ? » « Pourquoi ? » C’était parfaitement innocent. Merry n’avait pas compris l’essence du problème de l’Eglise avec les gays puisque son père avait refusé de le pervertir en lui mettant ces idées en tête. Du coup, il ne voyait pas ce qui pourrait gêner dans sa relation avec Roman. « Parce que… » Il hésita, Merry était naïf, il le savait quasiment depuis qu’il l’avait rencontré. Serait-ce abuser de sa confiance que de lui donner une raison foireuse ? Peu importe. « Parce que j’aimerais l’annoncer moi-même, à ma façon. » « D’accord. » Merry lui caressa la joue tendrement et sourit.

Quatre mois plus tard…

Le père Canterbury n’est pas au courant que son fils adoptif sort avec un garçon et n’apprécie pas trop qu’il passe du temps avec Percy Hamilton, sa meilleure amie. Cette dernière n’aime pas beaucoup le petit ami de Merry. Ledit copain est infidèle, ce que Percy sait et que Merry ignore, et se sent terriblement coupable, mais n’arrive ni à l’avouer, ni à plaquer Merry, alors il utilise la naïveté sans borne de celui-ci pour se couvrir. Et Merry, dans tout ça ? Il va merveilleusement bien.